Abus sexuel et art-thérapie. Par Leila AL HUSSEINI
L’abus sexuel est un traumatisme majeur, laissant sur l’abusé et sa sexualité des répercussions graves et durables le conduisant, parfois inexorablement, à une impasse relationnelle. Qui dit traumatisme majeur dit séquelles sur le corps et l’âme.
Que peut devenir la sexualité après un événement semblable ? Et comment comprendre les différentes transformations psychosomatiques chez des patients ayant subi un abus sexuel ?
Durant cet exposé, je vais aborder quelques-unes des séquelles observées chez certaines patientes : douleurs musculaires, insomnie, angoisse, dépression, anorexie, inhibition, refoulement de l’imaginaire et pathologie de l’adaptation, sexualité débridée.
Il ne s’agira donc pas ici d’un inventaire détaillé et chronologique de cas cliniques. Par des prises obliques et condensées portant sur l’anamnèse et la thérapie, mon objectif principal est de vous exposer la diversité des symptômes liés à un abus sexuel et comment, à travers l’art-thérapie relationnelle, j’essaie d’aider les patients à retrouver leur unité fondamentale corps et âme.
1- L’inhibée
Josiane est une jeune femme universitaire divorcée après cinq ans de mariage, sans enfant. Elle souffre de problèmes de santé : troubles digestifs et problème de la thyroïde, douleurs musculaires, rigidité dorsale avec une difficulté respiratoire et une inhibition presque paralysante face à l’autorité. Elle souffre d’angoisses liées à un blocage se rapportant à son travail universitaire dont le sujet est lié au corps.
La thérapie a duré deux ans. En utilisant principalement la peinture et en donnant une place centrale aux rêves qui ont ressurgi grâce à la relation thérapeutique, modifiant ainsi complètement le fonctionnement de cette patiente marquée par l’angoisse et la passivité.
Lors de la première séance, Josiane dessine avec un crayon gris une femme au corps enfantin, sans reliefs, assise sur un tronc d’arbre coupé, tournant le dos au monde, paraissant absorbée par une sorte de méditation et que la patiente nomme « femme-ange ». Après quelques séances d’art-thérapie, Josiane réalise une autre femme-ange à la gouache.
Cette fois, la femme-ange est debout, les ailes sont immenses et le corps est plus matérialisé que lors de la première représentation. A partir de ce moment-là, plusieurs souvenirs refoulés surgissent et la patiente, à ma demande, retrouve l’origine de son identification à l’ange en trois images-souvenirs :
Le premier : lorsqu’elle avait 3 ans, elle dormait dans le lit de ses parents. Sur le mur, au-dessus de leurs têtes, un tableau représentait un ange gardien tenant dans sa main un tout petit enfant l’empêchant ainsi de tomber dans un gouffre. La fragilité de l’enfant, le rôle protecteur de l’ange, tout cela la fascinait. Elle se rappelle l’avoir toujours regardé avant de s’endormir.
Le deuxième souvenir : toujours à l’âge de 3 ans, Josiane se voit en train de rendre visite à une arrière-grand-mère mourante. Elle se souvient de cette rencontre avec beaucoup d’émotion et raconte qu’elle n’avait pas peur de la vieille agonisante qui lui disait : « Voilà mon petit ange qui vient me visiter. »
Troisième souvenir : Josiane rencontre une tante atteinte de schizophrénie, obèse et quasiment abandonnée dans une campagne profonde. Malgré sa maladie, elle est toujours très douce avec Josiane qu’elle nomme « mon ange ».
La représentation de l’ange par Josiane n’est donc pas anodine. Elle rend compte à la fois d’un processus propre d’identification et d’une désignation identitaire par autrui. Il est évident que l’ange est une image projetée de son propre corps. Elle le définit comme un être éthéré, asexué et capable de s’envoler. L’ange nous fournit l’image d’un corps imaginaire qui nous permet de mettre en évidence le rôle du corps propre dans la genèse de cette représentation pour inclure le temps et l’espace.
Aussi loin qu’elle se souvienne,
Josiane se trouve sujette à des situations dures et traumatisantes : le plus important traumatisme qu’elle a vécu s’est produit à l’âge de 5 ans, lorsque l’un de ses demi-frères, âgé de 17 ans, l’a abusée et cela pendant plusieurs années, sans qu’elle puisse trouver aucune aide auprès de sa mère complètement soumise et passive. Il se produit dès lors chez ma patiente une évidente méfiance du monde, un repli total sur elle-même, avec une immense détresse. S’y ajoutent les traumatismes liés au fonctionnement familial dans lequel violences morales et physiques sont permanentes. « Tout mon environnement était hostile et pourtant j’avais peur de le perdre. »
Sa difficulté à figurer son corps se montre donc dans les multiples images et réalisations qu’elle donne d’elle-même en peinture : elle dessine et commente des images de poupées mécaniques dont le corps est automatisé, elle actualise sa difficulté à être et à agir.
Dans cette représentation de sa vie passée et qu’elle nomme elle-même « fresque familiale », on voit bien ici l’histoire de son fonctionnement psychosomatique dans son contexte relationnel et temporel.
Au fur et à mesure de l’avancement du travail thérapeutique, Josiane se libère de ses inhibitions intellectuelles, exprime ses émotions et envisage sa vie autrement. Grâce aux rêves amenés à la relation thérapeutique, la patiente a pu s’affranchir de la honte d’avoir un tel passé et avancer dans son travail universitaire. Un rêve actualise ce changement et exprime sa colère envers son abuseur : quelques jours avant la soutenance de sa thèse, elle rêve que son demi-frère abuseur veut assister à sa prestation. Elle crie et lui hurle à plusieurs reprises, à s’en faire mal à la gorge, « espèce de pédophile, pédophile, pédophile ! tu oses venir ici ! ». Le frère fuit, elle lui court après et elle se réveille en hurlant « pédophile ! ».
Actuellement, elle est enseignante, elle est mariée, elle a un enfant. Elle semble aller bien.
2-L’insomniaque
Mademoiselle M. a 45 ans, elle vient me voir parce que, depuis des années, elle n’arrive pas à dormir. Epuisée et déprimée, sans rêve, sans travail et sans amis. D’après elle, rien ne va dans sa vie. A cette situation infernale s’ajoutent d’autres problèmes somatiques : arrêt de ses règles, sensation de vertige et de douleurs diffuses dans tout le corps, plus particulièrement dans le dos.
De quoi faire de sa vie un cauchemar éveillé. Melle M. est d’origine italienne. Elle vit en Suisse alémanique et est la cadette d’une fratrie de trois garçons d’un autre mariage. Son père immigrant est décédé d’un cancer, et sa mère, depuis 4 ans, souffre d’Alzheimer et dépend de sa fille au quotidien. Melle M. dit avoir vécu dans un milieu familial où la violence et la dépression étaient dominantes. Elle a le sentiment que, dans sa famille, personne n’a pu échapper ni à la souffrance ni à la solitude. Pour elle, dans cette famille la victime peut cacher un bourreau et vice versa.
Le travail thérapeutique avec Melle M. sera interrompu après 12 séances, s’étalant sur trois mois. D’après elle, ce sont des raisons pratiques telles que la distance géographique et la difficulté économique qui justifient cette interruption. D’après Sami-Ali, cette interruption est plutôt due à une trop rapide mise en évidence de l’impasse qui a englouti toute sa vie dans une temporalité linéaire. Et comme il l’explique dans son ouvrage L’Impasse relationnelle. Temporalité et cancer :« Une temporalité linéaire, marquée par la nécessité de s’adapter au détriment de la subjectivité avec toujours le risque, en l’absence de tout autre alternative, d’aller droit vers l’épuisement. »
En effet, Melle M. souffrait depuis longtemps de dépression devenue caractérielle, mais ne voyait, dans ses symptômes somatiques, aucun lien avec son vécu. C’est la relation thérapeutique à travers la peinture et les couleurs qui lui ont permis de redécouvrir ses affects et de révéler pour la première fois à autrui un passé lourd et secret : Melle M. devait avoir 6 ans lorsque son demi-frère de 16 ans a commencé à l’abuser.
La petite se trouve presque toutes les nuits transportée de son lit et emportée par son abuseur deux étages plus haut jusqu’à la mansarde où il vit. L’arrivée de la nuit signifiait pour elle ce rituel qu’elle craignait mais ne pouvait fuir. Alors, dans son lit, elle attendait son bourreau. Lorsque je lui demande une image plus précise associée à un ressenti corporel, elle se souvient qu’elle mettait son bras droit sous le matelas pour s’accrocher et essayer de résister à son enlèvement, malgré la douleur de la torsion imposée à son bras droit.
Elle s’étonne lorsque j’attire son attention sur le lien possible entre son insomnie persistante, sa douleur dorsale et la dramatique situation abusive qu’elle a vécue étant enfant. Cette proposition la choque, la sidère. Elle devient pâle, se fige et rejette complètement ce lien. Révélant son désespoir profond et douloureux. Elle me répond que le frère abuseur est déjà mort du sida et que ce n’est pas la peine d’en parler encore.
Fin de la thérapie.
3- La rêveuse
Helen est une dame d’origine anglaise, elle a 56 ans et est venue me voir il y a deux ans pour des séances d’art-thérapie, précisant dès le départ qu’elle a besoin d’un moyen d’expression. Elle dit avoir fait d’autres thérapies sans qu’elles aboutissent à alléger ses difficultés multiples : douleurs diffuses, stress et angoisse et sentiment de honte. Helen divorce après vingt ans d’un mariage difficile avec un mari violent et possessif et avec lequel elle a eu trois enfants. Helen a quitté l’école après les études obligatoires et n’a pu faire aucune formation professionnelle. Depuis son divorce, elle vit seule et travaille comme réceptionniste.
Helen est une belle femme rêveuse ; elle impressionne par sa manière d’être et par son comportement spontané qui fait penser à celui des enfants. Depuis deux ans, elle vient deux fois par mois. Elle vit le présent et s’applique à raconter sa vie et ses problèmes du quotidien, évoque sa solitude, parle de ses rêves ou cauchemars, de son enfance, de ses souvenirs bons ou mauvais, elle pleure ou rit et réalise des peintures qui surgissent de ses récits.
Un jour, Helen me raconte en pleurant qu’elle a été cambriolée et cette agression fait ressurgir en elle des blessures, des cassures, des souvenirs de portes forcées… et la replonge dans une sorte de sidération et de tristesse qu’elle dit et écrit avoir déjà connues. Trois séances plus tard, je lui demande les raisons de sa tristesse actuelle, elle me dit que c’est le douzième anniversaire de la mort de son père. Pour la première fois, elle me dit : « Je crois avoir été abusée par mon père… » Et dans un collage, elle exprime le trouble de sa situation alors qu’elle avait 4 ans.
Durant les deux mois qui suivent, elle continue à être agitée, insécurisée, comme si l’incident de la porte défoncée avait contribué à faire ressurgir toutes les pertes d’un passé qu’elle a fui. Et, un jour, je lui propose d’essayer, avec des tissus, de reconstituer la situation troublante qu’elle avait partiellement évoquée deux mois auparavant. Tout à coup, Helen saisit des tissus, les découpe, les colle et reconstitue rapidement une scène qui nous surprend, elle et moi, par sa force et son éloquence. Elle n’arrive plus à trouver ses mots en français, sa langue maternelle prend le dessus, elle pleure, et sans vraiment parler, écrit une liste de mots qui expriment ce qu’elle ressent actuellement envers son père.
Pouvoir parler de l’abus après tant d’années lui a permis de se défaire de son sentiment de honte, de sa culpabilité de s’être crue complice de son père. Elle a pu évoquer la soumission totale infligée par son mari et la famille de cet homme qui l’avait mise sous sa domination, lui a fait se teindre les cheveux en brun alors qu’elle est blonde, et parfois l’a enfermée et éloignée du monde. Elle a compris qu’elle ne trouvait refuge que dans ses rêveries et saisi à quel point elle fuyait l’horreur de la réalité en ne faisant confiance qu’à ses rêves. Cependant, elle n’arrivait pas à sortir de cette impasse qui était l’expression de ce que Sami-Ali nomme : « Une temporalité discordante faite de deux systèmes, subjectif et objectif, qui s’annulent mutuellement sans parvenir à s’harmoniser… » Peinture…
D’une séance à l’autre, Helen réussit à établir des liens entre ses problèmes actuels (douleurs diffuses, difficulté à s’affirmer dans son entourage) et sa culpabilité et sa honte liées à cette histoire qui l’a privée à la fois de son père et de sa mère méprisante. Dernièrement, à son travail, elle a pu affronter sa supérieure qui la maltraite et elle a même osé demander à cette dernière de lui présenter des excuses. Helen est décidée à retrouver le contact avec ses enfants qui, sauf le garçon, continuent à prendre le parti du père manipulateur. Pour elle, c’est le projet le plus important de son existence.
Toujours dans le cadre de la thérapie, elle souhaite continuer à écrire et à peindre sa vie, afin que ses enfants comprennent un jour les raisons qui l’ont poussée à les quitter.
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