Automaticité et neurosciences.

Rainville et Desmarteaux
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Carolane DESMARTEAUX et Pierre RAINVILLE

Depuis les débuts de l’hypnose, le dialogue entre les praticiens et les chercheurs est jalonné par de nombreuses controverses. Retour en 1784. La commission royale d’enquête sur le Magnétisme animal, commandée par Louis XVI, invalide la théorie de Franz Anton Mesmer. Par contre, ce premier recours à la méthode scientifique dans l’observation d’un phénomène hypnotique suggère que l’imaginaire des patients est à l’origine des réponses aux suggestions directes et indirectes du magnétiseur (Franklin, 1785, cité dans Herr, 2005).

Il faudra des décennies avant que l’hypnose ne regagne ses lettres de noblesse auprès des praticiens, encore plus longtemps pour intéresser les chercheurs à l’étude du phénomène. Toutefois, bien qu’elle ait invalidé un aspect alors considéré fondamental à la pratique, la commission a permis de redéfinir ce qui semblait réellement fonctionner dans l’approche de Mesmer.

Depuis, on ne cesse de vouloir décrire avec plus de justesse ce que permet l’hypnose. Aussi, notre époque signe le début d’une approche plus concertée entre la pratique de l’hypnose thérapeutique et la recherche scientifique sur le sujet. Les allers-retours entre ces deux mondes nous permettent de raffiner notre compréhension de l’hypnose et nous appellent à développer un langage commun. L’ampleur de ce dernier défi se manifeste lorsqu’on veut passer d’un niveau d’observation à un autre. En effet, la recherche s’intéressant à un réseau cérébral manquera de spécificité aux yeux de celui qui tente de mesurer la réponse de neurones en particulier, et encore davantage pour celui qui veut décrire les événements moléculaires ou les déterminants (épi)génétiques à l’origine des comportements observés. En contrepartie, les descriptions des chercheurs, aussi précises soient-elles, doivent pouvoir s’intégrer à des théories psycho-comportementales, afin de donner un sens au phénomène pour ceux qui utilisent l’hypnose au quotidien.

Il est essentiel d’alimenter un dialogue constructif entre la recherche et la pratique clinique pour améliorer notre compréhension du phénomène et faire évoluer les pratiques. La neuro-phénoménologie peut servir de pont entre les approches. En caractérisant l’expérience des individus soumis aux suggestions hypnotiques, telle que les praticiens l’observent, le domaine neuroscientifique se rapproche d’une description plus complète du phénomène hypnotique. La description des multiples dimensions du phénomène hypnotique dépasse la simple évocation de l’imaginaire de l’hypnotisé, postulée par la commission d’enquête royale au XVIIIe siècle. Un aspect récurrent de l’expérience hypnotique est l’impression d’automaticité ressentie par l’hypnotisé. Ce sentiment d’automaticité est effectivement reconnu comme l’« effet classique de l’hypnose » (Weitzenhoffer, 1980). Etudiée depuis plusieurs décennies, c’est l’éclairage particulier que jette la neuroimagerie qui permet maintenant de relancer la discussion sur cette dimension expérientielle centrale de l’hypnose, sur ses déterminants, son impact sur les réponses aux suggestions et sur les bénéfices thérapeutiques qui y sont associés.

Pendant l’hypnose, le sujet rapporte généralement ressentir ses propres actions et pensées comme si elles survenaient involontairement et sans effort. Une partie de la recherche en neuroscience de l’hypnose s’intéresse ainsi à comprendre l’activité cérébrale en lien avec cette automaticité rapportée par les sujets. Dans cet article, lorsque nous parlons d’automaticité, nous abordons essentiellement l’impression d’automaticité ressentie par l’hypnotisé et ses corrélats neurophysiologiques. Nous concevons que ce ne soit pas la seule approche théorique valable. En effet, la plus grande automaticité de l’expérience en réponse aux suggestions et à l’induction hypnotique est décrite différemment selon les théoriciens qui s’y intéressent. Il est possible de réconcilier plusieurs approches lorsqu’on les considère comme différentes facettes d’un même objet. Peter Killeen (2003) le fait, par exemple, en s’appuyant sur le modèle de compréhension du monde d’Aristote. Selon Aristote, on peut décrire un phénomène en fonction des causes efficiente, formelle, fonctionnelle et matérielle. En vue de décrire l’automaticité hypnotique, un théoricien d’approches psychosociales prend le parti de décrire les déclencheurs, donc la cause efficiente de l’expérience décrite. Un tenant d’une approche cognitive aurait à coeur de formaliser les relations entre les processus mentaux desquels origine l’automaticité hypnotique et s’interrogera généralement sur les causes et conséquences fonctionnelles de ces changements, ou plus largement sur la finalité de ces effets. Avec une approche évolutive, un théoricien se penchera plus certainement sur la fonction de comportements ou de ressentis entraînés par l’hypnose. Enfin, la recherche en neuroscience de l’hypnose permet de comprendre comment l’induction hypnotique et les processus mentaux mobilisés en réponse aux suggestions s’inscrivent dans un substrat neurobiologique, ce qui constitue les causes matérielles du sentiment d’automaticité. Toutes ces facettes d’un même objet sont complémentaires. Bien que la définition de l’automaticité hypnotique tende à se raffiner, on a longtemps utilisé plusieurs termes de manière interchangeable (Polito, 2013). On parle par exemple d’agentivité, d’absence d’effort (effortlessness), d’involontarité (involuntariness) et d’automaticité ou d’automatisation. L’agentivité est un concept fondamental. Il s’agit de la capacité du sujet d’agir sur le monde ou sur un objet réel ou mental. En parallèle du contrôle effectif des actions et pensées de l’individu, l’expérience subjective de l’agentivité peut être modulée lorsque le sentiment d’être l’agent de ses propres actions (pensées, gestes, etc.) est altéré. On peut avoir l’impression d’être en contrôle du mouvement d’un bras lorsqu’on le lève volontairement pour prendre un

... cette diminution du sentiment d’agentivité...

verre, alors qu’on perd ce sentiment lorsque le même bras est soulevé par un tiers. Ces impressions peuvent d’ailleurs être altérées chez les personnes souffrant de certains troubles mentaux (e.g. schizophrénie, manie). De même, l’impression de perdre le contrôle de ses actions sous hypnose reflète cette diminution du sentiment d’agentivité, alors que les commandes d’actions sont bien issues de l’agent lui-même, de son cerveau. La perte ou la diminution du sentiment d’agentivité est une dimension particulière de l’expérience hypnotique. L’utilisation de suggestions indirectes et implicites visant le changement du lieu de contrôle pourrait participer à la diminution d’agentivité vécue par les hypnotisés. Celle-ci pourrait être sollicitée par un jeu d’autorité en hypnose spectacle, où il est parfois suggéré que l’hypnotiseur prend le contrôle de l’hypnotisé. Ce changement dans l’agentivité pourrait être induit par l’entente implicite reposant sur un langage commun en thérapie, où par exemple il est parfois suggéré que certains signaux idéomoteurs sont contrôlés par l’inconscient de l’hypnotisé. S’il est possible de vouloir poser un geste ou pas, de se sentir l’agent en contrôle de ce geste ou pas, la manière dont le geste se déroule peut être ressentie comme plus ou moins automatique. L’automaticité renvoie donc à l’expérience de l’accomplissement de l’action.

Cette expérience peut être en lien avec la réelle facilitation de l’action, mais peut aussi être entièrement subjective. Néanmoins, ce ressenti est éprouvé par une grande portion des hypnotisés, en contexte de recherche, de thérapie et de spectacle. Les chercheurs continuent de l’observer en relation avec la mise en transe, indépendamment des suggestions étudiées. Les suggestions modulent des régions cérébrales différentes, selon leur nature. Depuis plusieurs décennies, la recherche en neuroscience a permis de mettre en relation l’activité cérébrale avec la modification des comportements, perceptions et affects suscités par l’induction et les suggestions hypnotiques. Depuis la fin des années 1990, une série d’études a démontré la possible modulation de la perception par l’hypnose, en corrélation avec les changements d’activations dans les régions cérébrales liées à ces changements expérientiels. Cela a été fait pour des modifications de perception auditive et visuelle (Sczechman, Kosslyn), mais il a aussi été montré que des suggestions différentielles permettaient de moduler séparément les expériences sensorielles et affectives de la douleur (Rainville et al., 1999).

Mais on distingue généralement les suggestions visant l’induction hypnotique, que plusieurs interpréteront comme une installation de la « transe », des suggestions spécifiques visant à moduler les comportements ou le ressenti de l’hypnotisé (la douleur, l’anxiété, etc). Une hypothèse centrale des théories voulant que l’hypnose soit un état altéré de conscience propose que la simple induction hypnotique produit des changements d’activation cérébrale systématiques dans des réseaux cérébraux impliqués dans la régulation de la conscience. En effet, si l’hypnose induit un changement dans l’état de conscience général, on devrait trouver un patron d’activation variant avec ce changement expérientiel. Afin de circonscrire les composantes essentielles à la mise en transe (induction) et à la réponse aux suggestions, il faut pouvoir induire une hypnose dite « neutre », permettant d’observer les effets isolés de l’induction. L’étude comparative entre le champ expérientiel précédant l’induction hypnotique et celui faisant suite à une induction hypnotique neutre, est possible par l’observation des changements d’activation cérébrale aux différents temps de la séance.

Cette carte d’activation unique, en lien avec l’induction hypnotique, n’est toutefois pas démontrée par les études en imageries cérébrales menées jusqu’ici. La seule région isolée comme corrélant avec l’hypnose par une récente méta-analyse serait le gyrus lingual, une région fortement impliquée dans l’imagerie mentale et le traitement visuel (Landry, Lifshitz et al., 2017). La recherche de cette carte d’activation repose sur l’idée que l’hypnose induise un changement systématique dans l’expérience et dans le cerveau. L’état hypnotique, bien que souvent décrit comme un phénomène unitaire, pourrait toutefois être mieux représenté par un ensemble de composantes ou de dimensions. Par exemple, les niveaux de relaxation, d’absorption ou le niveau d’automaticité ressenti sont souvent altérés en comparaison de l’état précédant l’induction (Rainville, Hofbauer et al., 2002 ; Rainville et Price, 2003). Ces composantes sont utilisées de manière écologique dans la relation thérapeutique. Les praticiens s’adaptent à la susceptibilité individuelle des hypnotisés dans le choix de leurs suggestions pour cibler directement ou indirectement chacune de ces dimensions de l’expérience. En isolant l’effet de l’induction hypnotique en laboratoire, on peut viser à étudier l’effet de l’hypnose sur les aspects psychologiques et neurobiologiques de l’expérience et la description de ses différentes dimensions. L’avancement des méthodes de neuroimagerie fonctionnelle permet entre autres d’étudier les changements dans l’activité du cerveau produits par l’induction hypnotique et de les mettre en relation avec les changements expérientiels individuels. Une analyse des dommages cérébraux et des dysfonctions cérébrales



CAROLANE DESMARTEAUX Etudiante au doctorat en Recherche et Intervention en Neuropsychologie, à l’Université de Montréal. Elle participe aux projets du Laboratoire de neuropsycho-physiologie de la douleur (LaNeP3) du Centre de recherche de l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal (CRIUGM) depuis trois ans. Formée comme praticienne en hypnose, elle contribue à différents projets de recherche menés sur l’étude de la modulation non pharmacologique de la douleur, sous la direction du Docteur Pierre Rainville.

PIERRE RAINVILLE Professeur titulaire à la Faculté de médecine dentaire de l’Université de Montréal. Formé en biologie, neuropsychologie et neuroscience, il dirige le Laboratoire de neuropsycho-physiologie de la douleur (LaNeP3) du centre de recherche de l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal (CRIUGM), dont il assume présentement la direction scientifique. Ses recherches portent principalement sur les mécanismes cérébraux qui sous-tendent la perception et la communication de la douleur et examinent les effets de l’attention, des émotions et du stress, des attentes, de l’empathie, de l’apprentissage et de la mémoire. Ces travaux sont pertinents pour comprendre les mécanismes impliqués dans des interventions visant à soulager la douleur par l’hypnose, le placebo, la méditation, la musique, etc. Il a reçu en 2018 le prix Ernest R. Hilgard pour l’excellence de ses contributions scientifiques sur l’hypnose et ses applications.


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