Monsieur JOURDAIN et la thérapie brève
Dr Virginie LAGRÉE
CRÉATIVITÉ DES FAMILLES D'ACCUEIL
Un témoignage sur les familles d’accueil thérapeutique qui, à force de patience et d’observation, appliquent instinctivement les techniques et principes d’Erickson et de François Roustang.
NOVEMBRE 2018 Première consultation dans le service d’accueil familial thérapeutique. Je reçois Monsieur Ambroise, 57 ans. Monsieur Ambroise est peu prolixe. Il ne répond que de manière laconique, c’est-à-dire par onomatopées. Heureusement, j’ai pris son dossier au secrétariat et je profite du temps de latence entre mes questions et ses réponses pour y jeter furtivement un oeil. A l’épaisseur du dossier, pas besoin de grandes facultés déductives pour conclure que M. Ambroise est depuis de nombreuses années dans le service. Diagnostic : schizophrénie paranoïde stabilisée. Moi qui suis formée aux thérapies du changement, ça s’annonce difficile.
Je jette un regard à la pile de dossiers qui gît sur mon bureau. En fait, il n’y en a que trois, mais d’une telle épaisseur ! La lourdeur de ces dossiers serait-elle transmissible ? En tout cas, je me sens accablée... Accablée par le doute... Je viens de quitter les urgences psychiatriques où j’ai exercé pendant douze ans... et je débarque, c’est le terme, dans ce service d’accueil familial thérapeutique. Aux urgences, une seule consultation « one shot », maximum trente minutes, évaluation, orientation, hospitalisation, injection, contention, salutations !
A l’accueil familial thérapeutique, l’idée est de faire connaître à des patients parfois hospitalisés de longue date, dans les secteurs de psychiatrie, un autre regard, non psychiatrique, de les accompagner vers une autonomie grâce au soutien de l’accueillant, de révéler leurs capacités, leurs ressources, en les accompagnant, les stimulant, en les incluant dans un milieu familial sécure et dans la société en général. Le résultat est spectaculaire mais nécessite ce temps indispensable fait de patience, réunions, suivi de consultation chaque mois, visites à domicile, synthèses, rencontre des partenaires, et réunions encore... J’entre dans la cinquième dimension, non sans appréhension. Suis-je armée, formée, capable de prendre en charge ces situations ? Qu’ai-je au juste dans ma caisse à outils ? Hypnose... Thérapies brèves. En face de moi ? Des patients psychotiques. M. Ambroise me scrute. Il semble partager mes doutes. « On appelle Madame Matou ? », me propose- t-il. Je saisis l’occasion : « Oui, on va faire ça. » Il se lève pour aller chercher sa famille d’accueil dans la salle d’attente. « Angie ! c’est à toi ! » Arrive dans mon bureau un petit bout de femme un peu ronde au regard pétillant, souriante et pleine d’entrain qui m’annonce : « On a bien progressé avec Ambroise en cinq ans, vous savez ! Il participe beaucoup plus à la vie de famille. On se fixe un tout petit objectif par mois. Ce mois-ci, c’était de mettre son assiette dans le lave-vaisselle. Evidemment, on a vu ça avec lui, faut que ça lui appartienne ! » Objectif petit, en terme d’action, réalisable à court terme, reproductible et relationnel... On y est, je retrouve ce que j’ai appris, et le sourire. Je n’ai pas mis très longtemps à me rendre compte que comme Monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, les accueillants familiaux avec lesquels je travaillais faisaient de la thérapie brève sans le savoir, au jour le jour !
DÉCEMBRE 2018
Régulièrement le matin, Roger pousse un hurlement, tonitruant. Madame Jardin me dit : « Ça peut être de l’angoisse, ça peut être aussi de la joie. »
J’aurais pu, j’aurais dû faire une analyse brillante psychanalytique, en m’épanchant sur le retour du refoulé, que c’était le jaillissement des non-dits de son passé traumatique scotomisé, une jouissance du signifiant exprimant un manque à être, une pulsion phallique jaculatoire, bref, encore un mauvais coup de la forclusion du nom du père, mais je n’en suis pas capable, je n’y comprends rien et si un lacanien s’est égaré dans la lecture de cet article, il le verra aussitôt puisque j’ai juste aligné des mots pêchés au hasard de mon Laplanche et Pontalis...
Jamais à aucun moment Mme Jardin n’a demandé à Roger de baisser d’un ton, ou de ne pas hurler comme cela. Le cri matinal est accepté comme le serait le fait de s’étirer. Il est validé, voire même utilisé. L’autre jour, Roger s’est plaint de palpitations et craignait que son coeur ne s’arrête. Mme Jardin l’a rassuré tout de suite en lui disant que cela pouvait être dû à son cri qui accélère le rythme cardiaque, pas davantage. Le même patient est passionné de bricolage, du bricolage un peu spécial. Mme Jardin procure chaque jour à Roger de quoi construire des machines assez peu fonctionnelles que j’ai l’occasion d’admirer à chaque consultation. Des cibies collées avec du scotch double face à d’anciens postes d’autoradio, des antennes de talkies- walkies, des vieux téléphones recyclés en VHF, des trésors qui aident Roger à canaliser sa pensée, ses angoisses tout en honorant les valeurs de son père électricien mécanicien. Impressionnant comment Mme Jardin sait entrer dans le monde de Roger, tissant ainsi un lien indéfectible, une alliance infaillible socle de toute intervention thérapeutique.
FÉVRIER 2019
Madame Dalia raconte : « Au début, c’était pas facile d’amener François en consultation chez vous ! Dès que je le prévenais qu’on allait venir vous voir, il était agité, angoissé, il ne dormait plus. J’essayais de le rassurer, mais rien à faire. Maintenant, je lui dis le matin même de la consultation, il prend sa douche, et je lui ai créé une chanson.
- Thérapeute : C’est génial ça, Mme Dalia !
- Mme Dalia : Oui, alors on chante à tue-tête, de la douche au trajet en voiture. C’est sur l’air de... vous savez ? Lundi matin, l’empereur, sa femme et le petit prince… J’ai fait cela au feeling ! » Un feeling qui ressemble à un accordage plus que réussi. Du sur-mesure, Mme Dalia ! JUIN 2019 Un dimanche soir, Madame Doubis me téléphone : Pierre est hospitalisé, en urgence. Il a fait un malaise cet après-midi, elle a appelé les pompiers. Il va être transféré en réanimation. Mon esprit secoué ne fait qu’un tour, un tour d’horizon de tous les éléments que je connais de Pierre, biographiques, cliniques, relationnels. Psychotique, déficitaire, antécédents de passage à l’acte violent, difficultés à s’exprimer autrement que par des oui, non, des coups de pieds, de poing, de boule. Jamais il n’a été possible de lui faire faire une prise de sang ne serait-ce que pour surveiller les effets secondaires du traitement comme recommandé dans les guide-lines... notamment le fameux « syndrome métabolique sous neuroleptiques ».
Or l’ordonnance de Pierre en comporte un paquet ! Pierre en réanimation sera le cauchemar des réanimateurs à coup sûr. Il n’acceptera jamais les seringues, les cathés, les alarmes intempestives du service... inimaginable à moins de le sédater... et probablement de le contentionner... Barbare, même s’il le faut pour qu’il puisse avoir les soins dont il a besoin. « Je voudrais rester auprès de lui le plus possible mais il y a des horaires de visites restreintes », se plaint Mme Doubis. J’appelle de toute urgence le service de réa. On me passe un médecin fort agréable à qui j’explique la situation de Pierre chez Mme Doubis, le lien de confiance qu’elle est parvenue à tisser au fil des années et les capacités de réassurance qu’elle peut déployer. Parce qu’elle l’a apprivoisé, notre Pierre ! Alors si jamais c’était possible d’accepter sa présence en journée, sans restriction d’horaires, je pense que ça faciliterait les soins... « Oui, on peut essayer… », me hurle-t-elle dans le combiné car je reconnais les cris paniqués de Pierre au loin, voix reconnaissable entre toutes ces alarmes. Une sirène. « On allait le sédater », rajoute la réanimatrice. Je comprends. Aux urgences, je l’aurais déjà fait pour moins que ça ! Quelques jours plus tard, alors que je viens aux nouvelles, la même médecin me dira que Pierre a pu avoir tous ces examens sans aucune sédation. Je félicite Pierre de retour à la maison, lui demande de me passer Mme Doubis, qui me raconte naturellement….
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VIRGINIE LAGRÉE
Psychiatre aux Urgences médico-psychologiques du CHU de Nantes et au Service d’accueil familial thérapeutique adultes (SAFT) de Loire- Atlantique. Chargée de cours à l’université au DIU de Suicidologie, au DU de Médecine d’urgence et formation des internes. Viceprésidente de l’ARePTA - Institut Milton Erickson de Nantes.
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N°67 : Novembre / Décembre 2022 / Janvier 2023
Dans un très beau texte, drôle et subtil, Virginie Lagrée rend hommage à la créativité et à l’éthique des familles d’accueil thérapeutique adultes. Elle nous montre, à partir de nombreux exemples, toutes les stratégies développées par ces familles, en lien avec une fine observation des relations tissées au fil de la vie quotidienne. Connaissant bien la pratique de l’accueil familial, devant la qualité de la prise en charge de tous ces patients, pour la plupart psychotiques, on peut s’étonner du peu de services de cette nature dans la psychiatrie publique. Un joli moment d’émotion et de réflexion sur la capacité de chacun à faire confiance à son inconscient.
Julien Betbèze : Edito : Didier Michaux, chercheur et passeur de l’hypnose
Quel plaisir d’accueillir dans ce n°67 la réflexion de Dominique Megglé sur la manière de comprendre la psychopathologie à partir de l’hypnose. Il décrit dans les peurs névrotiques le rôle majeur de la peur de l’oubli, de la peur de la nouveauté, et le rôle de l’hypnose profonde pour les traverser. Il souligne l’importance de la ratification et de la qualité relationnelle et développe une hypnopathologie passionnante sur la compréhension de ces différents troubles psychiatriques.
Michel Ruel nous fait part de son expérience sur le travail avec les endeuillés. Il souligne l’inventivité des hypnothérapeutes français pour retrouver un lien avec les personnes disparues, lien indispensable pour faire un travail de deuil et favoriser un nouveau départ.
Bogdan Pavlovici nous fait découvrir une approche novatrice en pédopsychiatrie pour rentrer en contact et faire lien avec tous ces enfants réticents qui peinent à s’investir dans une dynamique de soins. A travers l’histoire de Nicolas, 9 ans, il décrit le rôle de la transe hypnotique dans l’écriture des lettres envoyées par le thérapeute, et leur effet thérapeutique en retour chez l’enfant et sa famille.
En couverture : Lisa Bellavoine : Créer le regard
Espace Douleur douceur
. Gérard Ostermann : Edito : Les arbres de l’infinie douleur
. Dans « Douleur d’amputation », Véronique Betbèze détaille les deux séances d’hypnose qui lui ont permis de remettre en mouvement un patient amputé.
. Magali Farrugia nous explique comment l’hypnose peut compléter l’accompagnement d’une patiente en soins palliatifs et détaille les séances avec une patiente atteinte d’un cancer de l’estomac. Un chemin vers les étoiles.
. David Ogez et Maryse Aubin nous invitent à pratiquer l’autohypnose. A travers le récit de Maryse, patiente en clinique de gestion de la douleur au Québec, nous apprenons comment un programme d’entraînement à l’autohypnose qui vise à réduire les douleurs chroniques des patients et réduire la prise en charge de médication opioïde est mis en place.
. Un hommage à Didier Michaud, chercheur et passeur de l’hypnose qui vient de nous quitter. Isabelle Ignace, Yves Halfon, Jean-Marc Benhaiem, Brigitte Lutz, François Thioly, Gaston Brosseau, Sophie Cohen.
Rubriques :
. Quiproquo : Stefano Colombo et Mohand Chérif Si Ahmed : Le deuil
Culture du monde :
. Nicolas D’Inca : Se libérer du paradoxe – Du zen à l’école de Palo Alto
. Bonjour et après : Sophie Cohen : Le poids du couple… gagner en légèreté
Les grands entretiens : Rubin Battino interviewé par Gérard Fitoussi
- Médecines Complémentaires et Alternatives
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